Comment envisager le travail en 2040 ? Enjeux, risques et modalités d’action syndicales
25 janvier 2024 | Social
L’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) a récemment publié une étude prospective visant à modéliser les évolutions du monde du travail en 2040. Un document d’anticipation précieux pour les syndicats, que décrypte ici Frédéric Fischbach, président de la fédération CFTC Santé Sociaux et administrateur suppléant de l’INRS.
Crée en 1947, l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) est soumis au contrôle financier de l’État. Son budget d’environ 80 millions d’euros est géré par un Conseil d’administration paritaire constitué de représentants des employeurs et des syndicats, dont la CFTC. Sa principale ambition est de développer et de promouvoir une culture de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, notamment via un corpus d’études permettant d’anticiper les évolutions du monde du travail, et des risques qui y sont rattachées. A ce titre, l’INRS a récemment mis en ligne une étude intitulée « Le travail en 2040 : modalités de pilotage, enjeux de santé et sécurité au travail. »
La « plateformisation », tendance à surveiller
Ce document (réalisé par un panel de chercheurs, d’économistes, et d’étudiants) tente de modéliser les risques associés aux évolutions technologiques, à la transformation du management et à la flexibilisation des carrières, qui pourraient radicalement modifier la structuration du monde du travail, dans un avenir proche. Particulièrement instructive, sa lecture s’avère être un outil d’anticipation précieux pour les partenaires sociaux, comme l’explique Frédéric Fischbach, président de la fédération CFTC Santé Sociaux et administrateur suppléant de l’INRS. « L’INRS fait souvent de la prospective à 10, 15 ans dans le futur. Notamment parce que, entre le moment où de nouvelles technologies commencent à être développées et celui où elle se globalisent dans la société, il y a un certain décalage. Ce rapport extrapole donc sur la généralisation de tendances émergentes. En le lisant, certaines évolutions du monde du travail qui sont imaginées m’ont frappé : une partie d’entre elles se mettent déjà en place aujourd’hui, dans des entreprises et secteurs existants » Des évolutions que l’étude de l’INRS présente via 8 entreprises fictives, sur la base d’une analyse prospective des transformations de l’environnement socio-économique.
L’étude pointe par exemple les risques associés à une « plateformisation » du travail, à l’image de l’entreprise Flex.co, un site web qui met en relation des travailleurs indépendants avec des employeurs, pour des missions ciblées et limitées dans le temps. « Ici, on peut constater les problèmes que peut engendrer une plateformisation totale du travail, reprend Frédéric Fischbach. Elle crée d’abord une concurrence accrue entre les travailleurs, qui sont en compétition permanente dans l’obtention de contrats courts. Le collectif de travail se délite, chacun est isolé dans son coin. » Cette plateformisation augmente aussi les risques psychosociaux des travailleurs : « Ceux qui souscrivent à Flex.co doivent composer avec l’idée de ne pas savoir de quoi demain sera fait, en espérant que quelqu’un fasse appel à eux. Ils n’ont pas de bases stables pour envisager l’avenir. »
Par ailleurs, l’attribution par Flex.co des missions à tel ou tel travailleur est effectuée sur une base purement algorithmique. La « recette » exacte de l’algorithme est confidentielle, mais il prend en compte plusieurs paramètres : la disponibilité, la notation, le tarif, le nombre de sollicitations acceptées et refusées, la rapidité d’exécution de la prestation… L’algorithme permet ainsi de générer un classement, dans les profils proposés. « En d’autres termes, même s’il est écrit par un humain, l’algorithme fixe les objectifs et évalue le travail des usagers de la plateforme sans tenir compte des contextes personnels et contextuels, propres à chacun, détaille Frédéric Fischbach. Ici, j’ai la sensation que c’est davantage l’homme qui doit s’adapter à la technologie. La CFTC défend l’inverse : c’est la technologie qui devrait s’adapter aux besoins des salariés ». Notre organisation croit plutôt en la possibilité d’un développement technologique favorable aux travailleurs, axé sur une montée en gamme du monde du travail. Pour la CFTC, le dialogue social peut permettre de cadrer harmonieusement l’utilisation des robots et des algorithmes, afin de libérer les salariés de certaines taches techniques et administratives chronophages voire ingrates, dont le sens n’est pas toujours perceptible. Ceci, en faveur de taches à plus forte valeur humaine ajoutée (management, développement d’une stratégie d’entreprise à long terme, élaboration et mise en place d’une politique de RSE efficace et durable etc…)
Préserver le versant humain du travail
L’étude de l’INRS envisage également la banalisation d’une forme de pluriactivité salariale. Illustration avec le cas des Harmoniales, « un réseau d’établissement de santé et de vivre ensemble nouvelle génération ». Cette holding est constituée de trois établissements : une crèche, un Ehpad et un espace de coworking. Ses salariés sont formés pour être polyvalents et pouvoir intervenir dans les trois activités. « En fait, aujourd’hui, certains acteurs du médico-social ont déjà plusieurs cordes à leur arc, précise Frédéric Fischbach Certains d’entre eux font de la gestion de l’emploi, tiennent des cafés communautaires, des Ehpad, des crèches…De là à imaginer à ce qu’ils les regroupent en un établissement – comme dans l’exemple des Harmoniales – il n’y a qu’un pas…»
Avec quelles conséquences potentielles sur les salariés ? Si leur travail serait de facto plus varié, cette atomisation des taches provoquerait aussi une diminution du temps passé avec les résidents. En outre, le versant relationnel du métier ne serait plus l’apanage des salariés humains – supposés se concentrer sur les aspects plus strictement opérationnels de leur profession : ce sont des robots conversationnels humanoïdes et des robots de jeux qui assurent en effet l’essentiel des interactions avec les personnes âgées et des jeunes enfants inscrits aux Harmoniales. « Dans ces secteurs, le versant humain est très important et, aujourd’hui, on constate déjà qu’il se réduit progressivement, souligne Frédéric Fischbach. Dans une logique d‘optimisation budgétaire, le temps où le professionnel de santé est au contact direct avec l’usager se réduit de plus en plus. » Avec, à la clé, une perte de sens au travail voire une réorientation vers d’autres métiers, alors que le secteur médico-social est déjà présentement confronté à une carence importante d’effectifs.
Sanctuariser l’espace de la démocratie sociale
Les tendances et évolutions pointées par ce rapport de l’INRS sont-elles seulement réalistes ? « L’optique est partiellement dystopique, mais l’approche de ce matériau est, à mon sens, plus réaliste que pessimiste, estime Frédéric Fischbach. L’étude imagine par exemple la création future de France Inclusive : ce service de l’Etat – destiné à orienter les travailleurs migrants vers des métiers en tension – verrait son articulation et son fonctionnement générer des risques typiquement associés à une plateformisation excessive du travail, évoqués auparavant. Aux partenaires sociaux, dès lors, de s’approprier un document qui permet d’identifier un certain nombre de dérives potentielles. « Ce genre de réflexion nous permet de réfléchir en amont sur ce qu’il ne faut pas voir arriver, conclut le président de la fédération CFTC Santé Sociaux. Pour ça, on a aussi besoin d’organisations syndicales, avec des moyens législatifs leur permettant d’être fortes dans l’action à mener face à ces transformations, qui vont être nombreuses. C’est en sanctuarisant l’espace de la démocratie sociale qu’on favorisera un encadrement de ces changements, dans l’optique de leur permettre d’améliorer les conditions de travail des salariés, plutôt que de les dégrader. »
AC