Loi contre la vie chère en Outre-mer : comment légiférer, pour vraiment réduire le coût de la vie ?
10 décembre 2025 | Rémunération & Pouvoir d'achatSocial
Récemment adopté au Sénat, le projet de loi contre la vie chère dans les Outre-mer a vu son examen à l’Assemblée nationale être finalement reporté fin novembre. En attendant, le problème de la vie chère – urgent en Outre-mer – demeure. L’occasion de sonder Éric Letan et Georges Ornem, mandatés CFTC en Guadeloupe et en Martinique, pour expliciter les raisons structurelles du coût de la vie dans les DROM-COM. Mais aussi dégager plusieurs orientations suggérées par la CFTC, afin que la loi en construction puisse réellement soulager le quotidien des ultramarins.

« Le texte a été amélioré, mais je pense que nous pouvons aller beaucoup plus loin. » Voilà comment Naïma Moutchou, ministre des Outre-mer, avait qualifié le Projet de loi contre la vie chère dans les territoires ultra-marins, dont l’examen à l’Assemblée nationale a été reporté fin novembre. Très critiqué par de nombreux parlementaires, ce texte – qui vise à réduire le coût de la vie en Outre-mer – n’est manifestement pas encore à la hauteur des enjeux. Un constat également partagé par Eric Létan et Georges Ornem, respectivement vice-président du CESER de Guadeloupe et vice-président de l’Ircom Agirc-Arrco, en Martinique: « Ce document atteste d’une volonté politique sur le sujet, concède Georges Ornem. Cependant, sa portée et son impact semblent, dans sa version actuelle, insuffisants pour faire face aux problématiques des ultramarins »
Des salaires au rabais
Alors que le texte doit être remanié avant d’être présenté aux députés, ces deux mandatés CFTC en profitent pour évoquer certains facteurs clés, qui expliquent les problématiques de pouvoir d’achat en Outre-mer. « La vie chère, notamment dans les Antilles, est la résultante d’une addition de phénomènes, poursuit Georges Ornem. D’abord, il y a un différentiel de salaire avec l’Hexagone, les rémunérations étant en moyenne 17 à 20% inférieures dans la plupart des territoires ultra-marins. Ensuite, la différence des prix à la consommation avec la France métropolitaine est très importante. En particulier dans l’alimentaire, où les prix sont environ 40% plus élevés en Martinique et en Guadeloupe ! »
Comment expliquer de telle disparités ? « Certains mécanismes poussent les employeurs à plafonner les salaires à un faible niveau, reprend Georges Ornem. Depuis 2009, les Outre-mer disposent notamment d’exonérations de cotisations patronales spécifiques, organisées aujourd’hui en trois régimes : ceux-ci prévoient des exonérations totales de cotisations jusqu’à 1,3 smic, 1,7 smic ou 2 smic, selon la taille et la nature des entreprises concernées. « Cela incite plutôt les employeurs à faire stagner les salaires, pour continuer de bénéficier de ces exonérations » juge Georges Ornem. Déployés pour inciter les entreprises à embaucher et lutter contre l’important taux de chômage dans les DROM-COM, ces allégements de cotisations auraient par ailleurs « peu d’effet sur l’emploi, les salaires ou la rentabilité des entreprises bénéficiaires », selon un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales et de l’Inspection générale des finances, publié fin 2024.
Grande distribution : un oligopole qui pose problème
Les conséquentes différences de prix entre l’Hexagone et les Outre-mer sont quant à elles souvent décrites comme le produit de la mainmise des grands distributeurs locaux, sur l’ensemble de la chaine logistique et de distribution. « En Martinique, seulement quatre entreprises détiennent 80% des parts de marché de la grande distribution, décrypte Eric Létan. En l’occurrence, le Groupe Bernard Hayot (GBH), Créo, le groupe Parfait et le groupe Safo. « La situation est à peu près identique en Guadeloupe, ou GBH et SAFO dominent le marché, poursuit Eric Létan…Cette hyper concentration ne sort pas de nulle part : Elle est en grande partie le résultat de l’héritage post colonial. » De fait, à l’exception du groupe Parfait, ces sociétés sont détenues par des familles de békés, les descendants des colons esclavagistes arrivés dans les Antilles françaises dès le XVIIe siècle.
Une situation oligopolistique également observée dans d’autres territoires ultra-marins. Par exemple à la Réunion, où GBH détiendrait 37% des parts de marché dans le secteur de la grande distribution. Cette surconcentration laisserait notamment à ces grands groupes une importante capacité de fixer leur prix sur le marché, selon les conclusions d’un rapport d’une commission d’enquête parlementaire sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales, publié mi-2023.
« Surtout, il faut savoir que ces prix sont gonflés par le contrôle qu’ont ces distributeurs sur une grande partie de la chaine de distribution, poursuit Eric Letan. L’idée, c’est bien souvent de contrôler de A à Z – via diverses filiales – le transit des marchandises, de la France jusqu’aux Outre-mer, du transport à l’empotage, du stockage à la distribution en magasin. A chaque étape, l’entreprise peut dégager une marge, qu’elle se fixe pour elle-même… » Cette distribution dite « verticale » avait été interrogée par la commission d’enquête parlementaire sur le sujet, pour qui « la multiplication des intermédiaires conduit à un phénomène d’accumulation des marges, qui tend à renchérir les prix. » L’ex ministre des outre-mer Manuel Valls avait lui-même dénoncé en janvier 2025 « des marges qui n’ont aucun sens, et créent un sentiment profond d’injustice. »
Viser à davantage d’autonomie économique
Un sentiment qui avait notamment conduit à une violente explosion sociale en Martinique, fin 2024. Pour calmer la colère populaire, la signature en urgence d’un protocole de lutte contre la vie chère n’aura eu qu’un effet limité sur les prix à la consommation. « En pratique, on a observé une baisse moyenne de 8% sur 6000 produits alimentaires, quand le texte initial visait à les réduire de 20% » avance Georges Ornem. Pour Eric Letan, ce texte ne s’attaque à aucune des causes structurelles qui conditionnent les prix élevés observés dans les outre-mer : « Selon moi, la solution serait d’abord de faire en sorte que les sociétés importatrices, qui quittent la France et vont vers les DOM, ne puissent plus contrôler l’ensemble de la chaine d’approvisionnement, via des filiales et sous-filiales. » Le vice-président du Ceser de Guadeloupe propose aussi de lever – dans les départements français d’Amérique – les barrières douanières en provenance de la zone Caraïbes/Amérique: « Il est anormal qu’importer des produits depuis des pays proches- situés de 6 heures à 2 jours de bateau – représente des coûts supérieurs à des importations depuis l’Hexagone, qui est situé à 10 jours de bateau…Ça doit absolument changer. »

Une plus grande atomisation et une meilleure rationalisation de la chaine logistique ne pourra cependant pas régler à elle seule le problème de la vie chère dans les Outre-mer : « Il faut aussi faire un vrai travail de fond pour soutenir la production locale, afin de réduire la dépendance aux importations », confirme Georges Ornem. A ce titre, le Conseil économique, social, environnemental de Martinique propose notamment de créer des incitations fiscales pour les entreprises agroalimentaires locales, ou encore de conditionner certaines aides ou exonérations à l’intégration de produits locaux dans les circuits de consommation. « C’est ce vers quoi devra tendre ce texte de loi sur la vie chère, conclut Georges Ornem : viser, à terme, à une vraie émancipation économique des Outre-mer. »
AC
