Lapeyre: sur fond de probable redressement judiciaire, la CFTC sonne l’alerte
16 mai 2025 | Social
Jadis florissante, puis rachetée en 2021 par le fonds d’investissement Mutares, la société Lapeyre, spécialiste des équipements pour maison, risque le redressement judiciaire. Dans un article publié ce 6 mai, le média les Jours affirme que l’actuel propriétaire étudierait désormais la possibilité de céder la firme, qui emploie près de 2700 salariés. Les syndicats dénoncent une absence de vision stratégique, des investissements loin des objectifs initialement annoncés et une utilisation douteuse de la trésorerie de l’entreprise. Alexandre Habra, secrétaire du CSE au siège de Lapeyre, relate l’action que la CFTC mène à l’aide d’un cabinet d’experts, afin de protéger au maximum les salariés de la crise que traverse l’entreprise.
Alexandre, Lapeyre est aujourd’hui menacé d’un redressement judicaire. Comment en est-on arrivé à cette situation ?
A mon sens, on peut parler d’une tragédie en trois actes. D’abord, il faut mentionner la responsabilité de Saint-Gobain, qui a racheté Lapeyre en 1998, mais a ensuite cumulé les mauvaises décisions gestionnaires et stratégiques. A titre d’exemple, le modus operandi de Lapeyre est de produire dans un premier temps des articles ordinaires et sur mesure en usine, puis de les distribuer via plusieurs canaux. Or, l’actionnaire s’est concentré principalement sur le seul canal des magasins, sans comprendre notre ADN. L’autre erreur aggravante de la direction de l’époque, c’est l’augmentation des prix. Nous dégagions certes des marges mais, de 2008 à 2017, nous avons aussi perdu près de 40 % de notre chiffre d’affaires et le socle de notre clientèle. Voilà comment l’entreprise est devenue structurellement déficitaire en l’espace de 10 ans.
Parallèlement, les syndicats ont pourtant commandé en CSE des expertises économiques. Nous voyions bien que les objectifs en termes de chiffre d’affaires ne suivaient pas et qu’il fallait prendre des mesures drastiques, oser revoir notre modèle, par exemple se concentrer sur la menuiserie. Nous souhaitions, en somme, une stratégie claire, lisible et avons mis la direction devant ses responsabilités. Malheureusement, elle ne s’est jamais réellement remise en cause.
Le second acte, c’est donc la vente par Saint-Gobain de Lapeyre au fonds d’investissement allemand Mutares. Un rachat auquel s’étaient opposés la CFTC et les autres syndicats du groupe. A l’époque, qu’est ce qui avait motivé ce rejet concerté?
Quand la cession à Mutares a été mise sur la table, le CSE a été consulté. Tous les syndicats ont voté contre ce projet, notamment parce que quatre experts différents ont conclu qu’il n’était pas réaliste. Nous connaissions, par ailleurs, la réputation du fonds Mutares, qui est très controversée. La direction nous refusait aussi des informations sur les business plans de Mutares et des autres repreneurs potentiels.
Vous vous êtes donc battus pour obtenir plus d’informations ?
Oui, nous avons dû aller au tribunal de grande instance pour les obtenir. Et nous nous sommes rendu compte que les projets des concurrents de Mutares étaient plus intéressants. Notons que la cession à Mutares était soumise à l’aval du tribunal de commerce, ce qui n’était pas obligatoire, caractérisant ainsi une cession non assumée. Celui-ci l’a accordée en nous contestant le droit d’être inquiets. Finalement, toutes nos craintes quant aux intentions du nouveau propriétaire ont malheureusement été confirmées.
C’est-à-dire ?
Pour vous donner un peu de contexte, quand Saint-Gobain a cédé Lapeyre à Mutares, ils ont laissé en caisse au bénéfice du fonds une dot substantielle de 243 millions d’euros (NDLR : soit une enveloppe équivalente à sept années de pertes d’exploitation de l’entreprise, en prenant comme base de comparaison l’année 2019). Mais nous avons bien vu que les efforts nécessaires pour redresser l’entreprise, qui auraient pu être mobilisés grâce à ces 243 millions d’euros, n’ont pas été réalisés.
Le cas échéant, qu’est ce qu’on pourrait plus précisément reprocher à Mutares ?
Le cabinet d’avocats avec lequel nous travaillons étudie actuellement plusieurs motifs de délits éventuels. Mutares a manifestement ralenti certains investissements, pour en gonfler d’autres : dans le business plan de cession signé par Mutares en 2020, le nouveau propriétaire s’engageait par exemple à investir 171 millions d’euros sur 4 ans, en restreignant notamment à 14 millions d’euros ses dépenses en frais de conseil internes, de 2021 à 2024 (NDLR: des montants décryptés plus en détail dans cette enquête de Mediapart). Aujourd’hui, le cabinet d’expert-comptable avec qui nous travaillons estime que plus de 20 millions ont au total été investis en prestations de conseil internes, ce qui peut sembler très élevé (NDLR: Mutares se défend néanmoins en expliquant que, sur ces 20 millions investis, seulement 8 avaient été décaissés en 2024. Les 12 millions restants ont cependant été décaissés début 2025). Ajoutons, aussi, que plus de 50 millions d’euros ont été dépensés en frais de conseil externes. Nous nous interrogeons donc sur le bien-fondé et l’efficacité de certains des investissements réalisés. Par ailleurs, toujours selon le cabinet d’expert-comptable mandaté par notre CSE, les frais de personnels de la direction générale du groupe ont aussi été significativement augmentés, ce qui peut paraitre surprenant, compte tenu des difficultés de l’entreprise.
Aujourd’hui, la direction essaie enfin de vendre les murs d’une vingtaine de magasins, ce qui peut compromettre les chances de reprise globale par une autre société. Nous devons absolument l’éviter.
Aujourd’hui, le redressement judiciaire est-il inéluctable ? Comment la CFTC peut-elle agir ?
Selon l’analyse de notre cabinet d’experts, l’entreprise est entrée dans un cercle vicieux et inexorable. Le redressement judiciaire pourrait survenir dès juin. À la CFTC, nous espérons sauver un maximum d’emplois en laissant l’entreprise dans un bon état pour un futur repreneur, qui pourrait sauver quelques usines et magasins. Nos actions sont médiatiques et juridiques. Je réalise personnellement un travail d’alerte auprès des instances appropriées. Le CSE et la CFTC continueront quoi qu’il arrive de mettre la pression au siège. Je reste persuadé que c’est par la vérité et la mise en lumière de l’histoire de l’enseigne que la CFTC peut permettre une issue favorable à nos difficultés.
Propos recueillis par Gaëtan Mortier, avec AC