« Mieux travailler ensemble dans une entreprise plus juste », Denis Jeambrun
13 novembre 2020 | Social
Militant chevronné et fort d’une riche expérience en entreprise, Denis Jeambrun a représenté la CFTC à l’occasion d’une audition de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale sur le partage de la valeur au sein des entreprises*. Quels sont les enjeux ?
Denis Jeambrun est nouvellement en charge de l’industrie aéronautique et défense à la fédération de la métallurgie CFTC. Avant, il a occupé la plupart des mandats syndicaux à Airbus.
Vous avez porté la voix de la CFTC devant des députés de la commission des affaires économiques sur le sujet du « partage de la valeur au sein des entreprises et ses conséquences sur leur gouvernance, leur compétitivité et la consommation des ménages ». Pour quelles(s) raison(s) cette problématique est-elle importante ?
Denis Jeambrun (DJ) : Pour être exact, il s’agit du partage de la valeur « ajoutée ». Mais la CFTC estime que le débat doit porter sur les profits réalisés par l’entreprise et non sur la valeur ajoutée telle que définie par la comptabilité nationale. Concrètement, la question est : « Que fait l’entreprise des profits qu’elle réalise ? » La CFTC revendique une répartition équitable entre les salariés (salaires), les actionnaires (dividendes) et l’entreprise (sous la forme des investissements de développement). Nous parlons donc des leviers pour concilier rémunération des salariés, rémunération des actionnaires et pérennité de l’entreprise … et par là même des emplois.
Ainsi que pour donner tout son sens à la « valeur travail », si chère à la CFTC …
DJ : Exactement ! La motion d’orientation du dernier congrès confédéral donne une place centrale au sens de la valeur travail pour la personne humaine. Pour la CFTC, le travail promeut la dignité du travailleur – à condition bien sûr qu’il soit exercé dans des conditions respectueuses -.
Or l’un des éléments constitutifs de la dignité de la personne au travail et sur lequel reposent à la fois son accomplissement, sa reconnaissance et son intégration sociale se trouve être le salaire perçu. Ce salaire doit permettre de parer aisément aux besoins du travailleur et de sa famille, mais aussi de se constituer une épargne. Un partage équitable de la valeur est crucial pour permettre cet épanouissement, pour maintenir un niveau de rémunération digne. D’autant plus qu’il est juste que ceux au cœur de la production aient une part significative de la richesse générée. Pourtant et à titre d’exemple[1] : entre 2009 et 2018, les versements aux actionnaires du CAC 40 ont augmenté de 70%, la rémunération des PDG du CAC 40 de 60%, alors que le salaire moyen au sein de ces entreprises n’a augmenté que de 20% et le SMIC de 12% sur la même période. De même, en 2018, l’écart moyen entre la rémunération des PDG du CAC 40 et le salaire moyen était de 110, en augmentation de 30% depuis 2009. Donc, non seulement les écarts sont importants, mais la progression des rémunérations les plus hautes est aussi plus rapide, creusant encore plus les écarts (sans véritables explications sur cet état de fait).
Quelles sont donc les préconisations de la CFTC pour partager plus et mieux les richesses ?
DJ : Évidemment et en premier lieu, il y a la revalorisation du SMIC. Dans les faits, certaines solutions sont envisageables à court terme, d’autres à plus long terme. Parmi ce panel, accorder un coup de pouce au SMIC est réalisable à très court terme. Ceci n’a pas eu lieu depuis 2012 ! En outre, au 1er janvier 2019, 64 % des branches étaient encore non-conformes au SMIC. La CFTC souhaite que l’État intervienne auprès de ces branches afin de les contraindre à relancer les négociations salariales. Et se mettre en conformité. Il ne faut jamais oublier que le SMIC n’est pas qu’une simple ligne comptable : derrière ce salaire, il y a des hommes, des femmes, des familles qui tentent de vivre dignement.
De plus, il faut se méfier de ce que les économistes appellent des « trappes à bas salaires » et revaloriser toutes les rémunérations qui subissent un tassement insidieux, par le truchement de moindres augmentations annuelles (avec toujours de bonnes raisons : « ça va mal » ou « ça va bientôt aller mal »…). Car l’ensemble des salaires sont ainsi tirés vers le bas. Outre l’injustice de la situation, cette perte de pouvoir d’achat a un effet délétère sur la consommation des ménages, donc sur l’économie et sa relance attendue.
À plus long terme, quelles pistes propose la CFTC ?
DJ : Les pistes sont nombreuses ! Par exemple, la CFTC propose depuis plusieurs années de limiter l’écart maximum entre les rémunérations moyennes de l’entreprise et son salaire le plus élevé. Si certains économistes comme Gaël Giraud et Cécile Renouard proposent un « facteur 12 », la CFTC est plus nuancée. Elle est favorable à ce que l’écart de rémunération maximale varie selon des critères liés à l’entreprise.. Le « facteur X » établissant l’écart maximal entre les salaires pourrait faire l’objet d’une négociation entre partenaires sociaux.
La CFTC conçoit ce dispositif, non comme un écrêtage des hauts salaires, mais comme permettant à la moyenne des salaires de suivre la même courbe aussière que celle des dirigeants et de limité ainsi les écarts inéquitables. Une autre vertu de ce système serait d’attirer des dirigeants plus intéressés par la passion du job et l’envie de faire progresser l’entreprise, plutôt que par leurs propres rémunérations à court terme. Cependant, la vertu de quelques-uns n’empêchera pas ceux qui ont la plus grosse part du gâteau d’en exiger toujours plus à court terme, même si cette exigence est autodestructrice à long terme. Il faut alors parler d’un rééquilibrage des pouvoirs dans la gouvernance de l’entreprise.
L’exemple de la cogestion allemande me semble particulièrement intéressant à cet égard. Sans oublier que, au sortir de la guerre, nos aînés avaient la même idée. Nous la retrouvons à l’article 8 du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 (toujours en vigueur) : « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Certes, cette exigence constitutionnelle est bien déclinée en droit du travail, mais de « participative » elle est devenue « consultative ».
Vous parlez de négociations avec les IRP pour fixer ce facteur X… Plus largement, afin de faire vraiment évoluer le partage des profits, vous voulez repenser la participation des salariés ou de leurs représentants à certaines décisions de l’entreprise ?
DJ : Il est effectivement paradoxal que les salariés, qui ont tout intérêt à une vision sur le long terme pour la pérennisation de l’entreprise, aient si peu de poids dans les décisions stratégiques. Certes, la loi Pacte du 22 mai 2019 améliore le sort des administrateurs salariés, du point de vue du nombre de sièges et du nombre d’heures de formation, notamment. Mais la place faite à ces administrateurs dans le processus de décision reste très insuffisante. En effet, les représentants salariés sont peu influents, car soumis au devoir de réserve. Ils sont souvent mal informés et peu formés, absents du « off » où sont réellement prises les décisions. De fait, le rôle consultatif auquel les astreint la loi française ne leur octroie pas de réelles responsabilités dans le processus de décision.
Comment la CFTC conçoit-elle la gouvernance idéale de l’entreprise ?
DJ : Une gouvernance soucieuse du bien commun sur le long terme ! Grâce à une véritable coopération décisionnaire entre dirigeants et représentants des salariés, l’entreprise gagnerait des experts de terrain, une vraie préoccupation du temps long et un contrôle accru des abus des dirigeants. Car les salariés aiment vraiment leur entreprise et veulent son bien ! De plus, ils sont sur le terrain, ils perçoivent où émergent les tendances, les technologies, l’évolution de la clientèle… Ils voient ce que ne voit pas toujours un dirigeant. Bref, il s’agit ici d’ajuster habilement les droits et les devoirs de chacun ainsi que les moyens de les faire respecter. L’enjeu est un contre-pouvoir raisonnable qui éclaire les décisions pour le bien de tous, en conseillant au mieux les dirigeants opérationnels, dans un collectif de travail cohérent, solide, critique, mais solidaire.
Mais tout cela est-il réaliste ?
DJ : Nous sommes parfaitement conscients des freins culturels, économiques et juridiques qui pèsent dans les entreprises et au niveau de l’État, rendant ces évolutions laborieuses. Mais il faut remettre du « bon sens paysan » dans une société élitiste où l’intérêt commun devient l’intérêt de quelques-uns. En outre, cela permettrait de sortir de certaines « pensées uniques » donc les conséquences négatives sont supportées par les salariés. Je m’explique. L’insidieuse stratégie du « bas de gamme », implicitement fondée sur l’injonction de « compétitivité », a montré ses limites. Produire moins cher que les pays à bas coûts paraît impossible, sauf à baisser le niveau de vie de la France au même niveau que ces pays, avec une monnaie aussi faible, etc. La pression constante sur les prix pousse les entreprises à ne plus investir, donc à disparaître in fine. Les salariés à bas revenus consomment à minima et au moins cher. Ils n’injectent plus assez d’argent dans l’économie locale. Il faut donc rompre ce cercle vicieux et « monter en gamme », comme la CFTC le dit depuis longtemps, pour créer une production de qualité. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de faire des Rolls, mais d’être différenciant plutôt que « le moins cher ». D’ailleurs, la France a une longue tradition dans le luxe, l’aéronautique ou la gastronomie ; domaines de milieu et haut de gamme où les salariés sont généralement mieux traités et rémunérés qu’ailleurs. De plus, pour reprendre un pays déjà cité, l’Allemagne a une économie florissante avec des produits généralement plus coûteux que ceux de leurs concurrents…
Ces produits seront donc plus chers … Qui pourra les acheter ?
DJ : La France a toujours su se faire une place de choix à l’export. Mais il faut aussi repenser au marché français. Il est vrai qu’acheter des produits de qualité français reviendrait, a priori, plus cher. Mais le coût à l’usage peut être moindre (un produit qui dure plus longtemps, sans obsolescence programmée, etc. sera plus rentable qu’un produit moins cher, mais rapidement hors service, par exemple). Surtout, la CFTC imagine une France où les citoyens auraient les revenus nécessaires pour acheter des produits français. Ce qui limiterait en outre l’empreinte carbone… La CFTC croit au cercle vertueux de cette montée en gamme, pour créer plus de valeur, afin de mieux la partager. Ceci pour le bénéfice des entreprises, de l’environnement comme des salariés.
Propos recueillis par Stéphanie Baranger
* La commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale a lancé, le mardi 7 juillet, une mission d’information sur le partage de la valeur au sein des entreprises et ses conséquences sur leur gouvernance, leur compétitivité et la consommation des ménages, dont les rapporteurs sont Mme Graziella Melchior et M. Dominique Potier. Les représentants des syndicats ont été auditionnés en octobre.
[1] Données OXFAM – rapport « CAC40 : des profits sans lendemain » juin 2020